lundi 1 novembre 2021

Les mystères du mal

 


"Le travail est le premier outil du pouvoir puisqu'il distribue ou pas le travail, donc un salaire, à ceux qui louent leurs bras pour survivre. Dans le même temps, ceux qui distribuent ce travail - et assurent la survie de leurs obligés - s'enrichissent et créent des inégalités sociales. L'armée, la religion, la police, la dépendance à la consommation et aux crédits ... existent uniquement pour protéger les nantis, détenteurs du pouvoir." Philippe Decloux


Socrate semble quand même bien naïf en affirmant que le mal n'existe pas et que nul n'est méchant volontairement. Ils ne le font pas exprès, s'ils le font c'est qu'ils sont dans l'erreur. C’est un motif d’explication qui ne prend pas en compte la jouissance qu’il y a à faire le mal, et c’est considérer alors que les croisades furent une erreur, l’esclavagisme une erreur, le colonialisme une erreur, l’exploitation des ouvriers par la bourgeoisie une erreur, les deux guerres mondiales une erreur, le fascisme une erreur, le nazisme une erreur, la Shoah une erreur etc. Socrate n’avait pas assez d’Histoire chargée de crimes comme la nôtre derrière lui pour pouvoir concevoir le mal, comme nous modernes pouvons le concevoir ; il n’avait peut-être qu’une conception tragique du mal où effectivement les héros grecs le font bien souvent à leur insu comme Œdipe de tuer son père et de coucher avec sa mère, sans le savoir. Nous pouvons nous autres modernes concevoir que le mal n’est pas toujours une simple erreur, qu'il ne se définit pas comme une absence de bien, mais comme une présence d'une toute autre nature que le bien. La Shoah semble avoir atteint le point culminant du mal que l’on peut difficilement tenter de relativiser en déclarant que c’était une simple erreur, une bévue oups ! qu’Hitler n’aurait pas fait exprès. Ce que l’on fait parfois, en expliquant qu’Hitler avait été un enfant battu, qu’il avait subi une violence inouïe de la part de son père, que pour la préservation de sa santé mentale il avait dû s’identifier à cette forme d’agression paternelle n’ayant pas la capacité de la rejeter, qu’il était donc une victime avant d’être un coupable.

Mais devant la dimension absolue du désastre il est difficile de relativiser. Il est difficile de dire aujourd’hui que les nazis ne l’avaient pas fait exprès, qu’ils n’avaient pas été méchant volontairement.

Cependant vous avez raison d'insister sur le mal qui procèderait en fin de compte de l'ignorance, mais ce n'est pas la thèse de la "banalité du mal" définit par A. Arendt. Le mal absolu ne serait pas le fait d’un pervers, d’un criminel extraordinaire et rare, mais proviendrait de l’abandon par l’individu de sa responsabilité de penser. Ce serait donc plutôt le refus de se sentir responsable, la trop lourde charge que cela représente, la médiocrité et la veulerie, que l'ignorance selon A. Arendt et son concept de "banalité du mal", qui serait la cause du mal. Des hommes peuvent être très savants et cultivés, comme l'étaient d'ailleurs la plupart des Allemands et non des néopaganistes teutons revenus à une sorte de transe hystérique, primitive et collective, et pourtant délaisser leur responsabilité de penser à d'autres voire un seul autre, se contentant alors d'obéir. Les nazis ont été kantiens jusqu'au bout donc trop obéissants, pensant que cela pouvait les dispenser de penser et laissant cette prérogative à leur guide suprême : Adolf Hitler. Il ont été médiocres et c'est ce qui explique pour Annah Arendt la "banalité du mal", débouchant sur le mal absolu.

Onfray dit aussi que Sade est le chaînon manquant entre Kant (culte de l'obéissance et de l'impératif catégorique) et le nazisme. Le nazisme entendu dans ce sens constituant une perversion du kantisme. Le chaînon manquant entre l’obéissance absolue d'origine kantienne (qui fait totalement l'impasse sur les pulsions humaines) et les camps de la mort, c’était le sadisme, comme a tenté de le montrer Michael Haneke dans son film : Le ruban blanc. Un sadisme peut-être généré par une répression trop forte, toute kantienne, des instincts humains. Bref selon A. Arendt, le kantisme serait sans doute à l'origine du nazisme à lui tout seul sans avoir besoin de Sade, la répression des pulsions se chargeant de générer le sadisme qui de l'obéissance mène directement aux camps de la mort. Donc non, le nazisme ne serait pas une perversion du kantisme, mais constituerait un de ses héritages possible.

Aujourd’hui le mal semble plutôt se trouver du côté des élites qui assument de façon festive leur perversion. Et l’on demande aux peuples d’être honteux. En ce sens Zemmour est populiste car il se met du côté du peuple contre les élites.

J’ai l’intuition que la majorité de nos contemporains modernes, ou postmodernes peu importe, jouissent de faire le mal par mimétisme de ce qui se dégage des élites en matière de comportement malsain, en en étant parfaitement conscients et qu'ils y trouvent le moteur de leurs actions, car c'est bien plus efficace et plus rentable que la vertu - Kant avait évoqué l'hypothèse d'un peuple de démons au sein d'une constitution qui n'était pas impossible à résoudre pourvu que ce peuple soit doué d'entendement ; la modernité par le biais de Mandeville et de Freud, avec toutes les leçons que nous offre l'Histoire en matières de crimes contre l'humanité, a pris conscience qu’il n’y avait aucune inclination naturelle au bien mais bien plutôt une inclination naturelle au mal, c'est une vision pessimiste de l'humanité. Puisque l'on ne peut se passer d'actions, le néolibéralisme postule qu’il ne s’agit plus de réfréner ce mal qui est en chacun de nous mais de l'encourager, car il constitue notre vraie nature et tous ceux qui prétendent le contraire ne seraient que des Tartuffes. Toutes les autres époques ont tenté de réfréner le mal, et les Grecs étaient les seuls à être suffisamment optimistes pour penser que l’inclination naturelle de l’homme était le bien. Il y avait la notion de culpabilité et de péché chez les chrétiens, celle d'hybris chez les Grecs, celle de Loi contraignante chez les Juifs.

Dans une société qui encourage le vice comme la nôtre par le biais de la consumation consumériste notamment, il n'y aura plus que des pervers narcissiques si l'on n'y prend pas garde. Mes parents en furent et je lutte contre, j'ai choisi des femmes qui n'en étaient pas. Mais je suis un peu comme le docteur Jekyll et mister Hyde comme le disait la mère de ma première fille étant psychologue de profession, et trop de sautes d'humeur, de violence, de colères, comme le disait mon ex-épouse.

Vous avez lu les livres de Dany-Robert Dufour sur Mandeville ? Mandeville est à l'origine de la conception du néolibéralisme moderne. Il semblerait que dans ses prémices même, le vice y soit encouragé pour se soigner d'une société trop moralement étriquée. On a surtout retenu de Mandeville la célèbre formule qui caractérise la société du "doux commerce" selon l’expression de Montesquieu : "vices privés, vertu publique" ; alors que le commerce était surtout chez les autres penseurs libéraux destiné à tempérer la violence de l'espèce. Il n’en est rien aujourd’hui, il ne s’agit plus de tempérer mais d’exacerber le vice, d'accepter enfin notre vraie nature pour qu'à l'échelle de la société la prospérité vienne à bout de la violence mimétique. Autre chose, Mandeville disait explicitement que les pires d'entre les hommes, the worst of them c'est à dire les pervers, ceux qui se complaisent dans le vice et en tirent leur jouissance c'est-à-dire nos milliardaires, devaient régner sur tous les autres. Les autres ? C'est-à-dire tous ceux qui respectent encore les lois pour en obtenir d'ailleurs une forme de gratification narcissique, de récompense (ce que Kant aurait réfuté), alors que les pires d'entre les hommes reconnaissent l'utilité des lois pour les autres hommes mais ne les respectent pas pour eux-mêmes, se distinguant ainsi de la racaille qui ne les respecte pas et se fiche bien que les autres les respectent ou non. 

On voit bien tout l'intérêt qu'il y a pour les milliardaires à ce que la majorité des hommes respecte la loi, alors qu'eux ne la respecte pas, ils s'efforcent de gratifier narcissiquement, de récompenser, ceux qui respectent les lois en les distinguant de la racaille, et font tenir les institutions démocratiques traditionnelles issues de l'héritage de 1789.

Mandeville avait tout anticipé et tout théorisé. Il paraît que Hayek et l'École de Chicago qui ont inspiré Thatcher et Reagan étaient imprégnés de sa théorie, que l'on trouve dans La fable des abeilles qui fut aussi le livre de chevet d'Adam Smith. Et l'on connait le rôle d'Adam Smith comme théoricien classique du capitalisme. Il y a d’ailleurs un bon livre de JC Michéa consacré au libéralisme des origines qui s'intitule Impasse Adam Smith.

Bref le vice semble aujourd’hui de façon très clair le moteur de l'action dans nos sociétés capitalistes chez les pires d’entre nous - et par mimétisme à peu près chez tout le monde ; ceux appelés à devenir nos dirigeants, et chacun à son échelle avec son petit business vicieux. Le pauvre Kant, transposé à notre époque se taperait la tête contre les murs, tout y est fait par intérêt même la vertu et le vice est le moteur de l'action et non le désintéressement. C'est peut-être parce que l'homme n'y a plus l'ambition d'être vertueux qu'il est enfin en accord avec sa vraie nature, étant le moteur de son action ; comme le dit Michéa c'est une vision très pessimiste de la nature humaine mais peut-être réaliste compte tenu de toutes les leçons tragiques de l'Histoire.

1 commentaire:

  1. Philippe Decloux1 novembre 2021 à 20:31

    mais le travail est le premier outil du pouvoir puisqu'il distribue ou pas le travail, donc un salaire, à ceux qui louent leurs bras pour survivre. Dans le même temps, ceux qui distribuent ce travail - et assurent la survie de leurs obligés - s'enrichissent et créent des inégalités sociales. L'armée, la religion, la police, la dépendance à la consommation et aux crédits ,... existent uniquement pour protéger les nantis, détenteurs du pouvoir.

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