mercredi 31 janvier 2024

Réponse à Lionel Lumbroso

Lionel Lumbroso me dit : « Globalement « aigri », Erwan, sans doute pas, vu l’énergie et le temps que vous mettez à poster des « bouts de synthèse » généralement justes, mais dans la conduite de votre propos, vous loupez les embranchements constructifs pour privilégier les déductions et suppositions tristes et amères. Ça se comprend ; moi-même, j’oscille entre mon tempérament constructif et empathe et un abattement croissant face à la remontée de la bêtise et des penchants humains néfastes de l’époque.


Mais moi, c’est de 2010 à 2020 que j’ai participé, sur Facebook, aux grands débats sur tous les sujets récurrents, et où j’y passais 3-4h chaque jour. Aujourd’hui, j’ai 71 ans, j’ai vu passer la Faucheuse d’un peu loin dernièrement — mais c’est toujours trop près —, et j’attends le moment, relativement proche, d’être en condition de produire des résultats originaux et utiles (chansons et bouquins).
C’est-à-dire que je ne vais plus sur FB plusieurs fois par jour, mais plutôt une fois par semaine ou par mois. Et ces dernières semaines et mois, c’était vos posts, surtout, qui me donnaient à penser sur divers thématiques, mais surtout celle — présente dans l’esprit de chacun — de la judéité, des Juifs, etc.

Moi, je me sens extrêmement bien placé, de l’intérieur, pour discourir sur le sujet et tous ses aspects.

Vous, vous avez à la fois le point de vue de l’extérieur et, pour une part, celui de l’intérieur, mais cette appétence à saisir l’essence de la judéité (inspiré par ce que vous avez pu capter de positif de l’attraction de votre mère ?) est intriqué avec votre rapport à votre mère… qui, abusant de son pouvoir comme tant de XX dernièrement, vous rejette, et vous dénie toute part de judéité.
Tout cela vous clive de façon appuyée, étant entendu que la majorité des gens clivent sur cette question.

Mes parents ont *naturellement* quitté leur haute bourgeoisie tunisoise d’origine — elle, du meilleur milieu tounsi, lui, d’ascendance livournaise — pour « monter » en France et à Paris en 1946 faire leurs études, mon père en médecine et ma mère à l’École du Louvre.

Le mouvement qui les saisissaient avait bien plus que l’universitaire ou l’économique à sa base. Je l’ai marqué ci-dessus en ajoutant qu’ils ont fait leur “alyah“, une vraie montée vers le pays moteur en matière de progrès de civillisation, en ayant repris la charge des Romains. Alain Badiou, dans sa riche, brillante et quasi-conclusive synthèse là-dessus, argumente de façon convaincante que la France est le site de civilisation « en cours » qui équivaut, dans la modernité, au site originel d’étincelle civilisationnelle — disons Jérusalem.

Ma mère m’a plusieurs fois raconté, tant ça lui était resté sur l’estomac, combien elle avait été furieuse de voir, en 1945, les Sionistes frapper à toutes les portes des familles juives de Tunis, pour les conditionner d’avance à peupler Israël quand il existerait, ce qui ne faisait plus grand doute, depuis les années ‘20 qu’on en discutait et avec le demi-génocide qui venait de se produire (celui des mal-inspirés qui avaient choisi de remonter au nord et allaient nécessairement se cogner les cruels slaves et les obsessionnels germains).

(J’en ai tiré plus tard une typologie : il existe deux types de Juifs, les diasporiques, fidèles, et les israélocentrés, rattrapés par l’hubris)
Je m’efforcerai de revenir répondre de façon plus détaillée à vos principaux points, qui ont tous de la pertinence mais dont vous êtes trop obnubilé par la face sombre.

Nous sommes un peu tous dans ce cas, c’est entendu : le triomphe de l’économique et du marchand sur le politique semble très avancé, après déconstruction tous azimuths des fondements politiques (qui procèdent de « l’ordre du Père », et il n’est pas certain qu’il y en ait un autre possible chez les humains), avec l’aide précieuse et appréciée par les capitalistes américains de tous les lobbies sociétaux.

Pour l’heure, je finirai sur une parole majeure à propos de la judéité et d’Israël, qui a été décriée par bassesse de vues, c’est celle de de Gaulle, après la Guerre-Eclair Israël-Egypte (avec Israël dans le rôle de la Russie d’aujourd’hui, reprenant le Sinaï de 1967 comme Poutine une partie de l’Ukraine)

J’avais 14 ans, et le mot « dominateur » m’a fait sursauter, tant il ne décrivait pas ce que je savais, d’une part de ma double généalogie au Maghreb et d’autre part de l’esprit juif hérité et gravé en moi.
Nous n’avions pas été dominateurs, nous avions été dominés, nous avions pendant des siècles le statut de dhimmis, « protégés », avec un peu moins de droits… mais ça se passait bien, tout le monde avait sa place, jouait un rôle.

Le « dominateur » de de Gaulle a décanté en moi pour, après des années de réflexion, me faire comprendre très clairement que la judéité avait été dénaturée par la création d’Israël (ou, autre formulation que votre témoignage étaye : que la création d’une nation juive [en contradiction avec la mission multiséculaire de diaspora], ne pouvait que favoriser les défauts juifs, gommer notamment une certaine modestie propre, sage et autoprotectrice).
Nous, nous nous sentions à notre juste place en ‘diaspora’, “parmi les nations”, apportant quelque chose de propre aux sociétés qui nous accueillaient.

Mieux : cette conception ne promouvait donc pas une vision figée des places et figures, comme les vieux mythes et religions cycliques, mais continuait à donner au processus civilisationnel sa flèche, son mouvement.

C’est dans cette logique, c’est dans les pas de mes ancêtres, jusqu’à mes parents, que des Juifs, du bon côté de la Méditerrannée, ont figuré qu’avec leur transport à eux sur plusieurs siècles, le site-proue du mouvement civilisationnel était passé de Jérusalem à la France...

…une France aujourd’hui atteinte, et pas aussi influente qu’elle le devrait, en train de s’américaniser (de régresser en culture) carrément avec envie, même dans les provinces.

La situation est grave, mais l’homme de bien doit s’interdire de désespérer.

(Plus d’une heure passée et je ne vous ai répondu que peu, mais il me semblait utile de poser ces points historiques et généraux)
—> J’ai bien fait d’insister, mais attendez-vous à un rythme lent dans mes réponses et réinterventions.

Et compliments explicites sur votre travail d’analyse et de synthèse des multiples chaînes causales amenant à la situation préoccupante d’aujourd’hui.

Avoir la juste intelligence de ce qui nous arrive et en produire un aperçu convaincant est la meilleure chance que nous ayons encore.

À bientôt. »

D'abord je tiens à vous remercier cher Lionel Lumbroso, de vous intéresser à mon « cas », qui est certainement un cas pathologique en réalité, parce que je suis le seul dans la famille à essayer de mettre des mots aux maux, et je suis rejeté pour ça comme « celui qui casse l'ambiance » ; y compris rejeté récemment par ma désormais ex-femme que j'aimais encore, ma fille aînée qui est juive, par la société (j'ai fait quand même 6 mois de prison ferme pour avoir agressé et insulté un gendarme lorsqu'il venait me notifier que ma femme avait porté plainte pour « harcèlement moral » et « violences conjugales »), perdu ma maison, mes biens et mes animaux, mon équilibre psychique, mon métier de professeur des écoles au sein de l'EN mais que je ne supportais plus car j'étais constamment en burnout ; me retrouvant actuellement à vivoter dans un logement insalubre et me nourrissant grâce aux restos du cœur. Il n'y a que les deux plus petites filles (quand même âgées de 18 et 16 ans) issues de ma récente union, désormais démolie à l'« insu de mon plein gré », qui ne me rejettent pas. J'avais peut-être besoin de tout ça pour alimenter ma colère légitime vis-à-vis de ma condition, au sein d'une société néolibérale dont j'exècre absolument toutes les valeurs dans lesquelles je ne peux catégoriquement pas me reconnaître tant elles sont avilissantes.

Ensuite concernant ma mère je pense que vous avez posé le bon diagnostic, clivante est le mot pour définir sa personnalité. Elle a fait de moi le bouc-émissaire qu'il faut expulser de sa famille pour que cette dernière puisse se réconcilier sur son dos, et retrouver le cours normal des choses. Je ne sais pas si Freud avait prévu - puisque ma mère était psychologue et pratiquait la psychanalyse sur des patients, a toujours des ami(e)s eux-même majoritairement médecins psychiatres pratiquant la psychanalyse -, que les développements de sa théorie dans le milieu huppé de la bonne société bourgeoise parisienne, aboutirait à de telles aberrations !

Quand je dis de la Shoah - « Bien sûr qu'il s'agit d'une idole, comme l'est tout mausolée à la mémoire d'un défunt, et surtout s'il prend des dimensions tellement gigantesques qu'il en occulte toutes les autres souffrances de la terre, qui sont pourtant aussi légitimes que celle un peu trop exclusive des Juifs - on comprend pourquoi toutes les mémoires opprimées de la terre entre alors en rivalité mimétique avec celle les Juifs, qui vise à être considérée comme absolument unique et singulière en son genre (d'une certaine façon le Génocide plus "grandiose", incorrigibles Juifs mégalomanes, on ne se refait pas !), dans une sorte de concurrence victimaire sans réelle issue -, et ont le droit elles aussi à l'existence, au dévoir de mémoire. Y-a-t-il par exemple un devoir de mémoire pour les Amérindiens exterminés ? Un jour officiel de commémoration avec force documentaires et films diffusés pour sensibiliser à un tel crime pourtant fondateur de la nation américaine, peuplée au départ de colons anglo-saxons venus du continent européen, avides des terres qui ne leur appartenaient pas légitimement ? Non, il n'en ait pas jailli une quelconque forme de culpabilité collectivement reconnue à la mémoires du peuple amérindien. Idem pour l'esclavage, la colonisation, les génocides des Arméniens, des Tutsis. Sans citer tous les autres crimes de la terre qui sont pléthoriques, ou alors les Juifs vont-ils venir nous dire que cela n'a rien à voir avec la Shoah ? qui seule peut bénéficier de l'excusivité pour faire part de la souffrance de tout un peuple. En ira-t-on jusqu'à minimiser la souffrance des autres, jusqu'à la nier, pour mieux exalter celle des Juifs ? Gare au crépuscule des idoles ! Surtout lorsque leurs créateurs seront démystifiés (éventuellement lorsqu'ils auront à leur tour commis un génocide, et qu'il sera dévoilé à l'opinion publique) ! » - toutes ces choses citées dans cette incise, il faut bien entendre que c'est ainsi, par un mausolée à la mémoire d'un défunt, que se sont constituées toutes les religions.

Il me semble que Freud - considéré à tort selon moi comme un prophète dans la société actuelle, où tout est pensé selon les catégories de la psychanalyse dans les classes supérieures (et pas seulement) : l'anthropologie freudienne -, avait dit qu'elles provenaient du meurtre du Père dans la tribu primitive, dont les fils criminels avaient ensuite fait un idole sacrée par culpabilité. Je ne réfute pas une telle analyse, et même j'y adhère ; l'anthropologie freudienne aurait juste gagné à ne pas tirer du cas particulier du « maître », son amour pour sa mère notamment (qui n'est absolument pas généralisable, loin de là), des généralisations pour expliquer tous les phénomènes humains et tout particulièrement les pathologies, les cas cliniques, que l'on retrouve dans la littérature et qui selon Freud viennent conforter sa doctrine. Freud aurait dû savoir être moins messianique, plus modeste dont vous dites que cela constitue un trait typique des Juifs, faire preuve de davantage de décence (au sens de la décence commune définie par George Orwell) en reconnaissant qu'il y a des choses qu'il ne pouvait pas savoir, qui échappent à l'esprit humain et à la toute puissance de la clairvoyance des psys, et qui relèvent du mystère, au sens de mysticisme.

L'originalité du judaïsme est d'avoir postulé l'unicité de cette idole, de ce Dieu, celle du christianisme est de s'être mis à la place de la victime, pour adopter son point de vue, sur ce meurtre sacrificiel qui est propre à toutes les sociétés pour conjurer la violence des rapports humains qui fonctionnent toujours dans une logique de tiers-exclu. Avant dans les polythéismes il y avait eu des meurtres sacrificiels ritualisés, souvent d'animaux, mais qui pouvaient aller jusqu'à des sacrifices humains comme c'est relaté dans l'Iliade d'Homère, le sacrifice de sa fille Iphigénie par Agamemnon pour obtenir l'aide des dieux de l'Olympe. Il y avait donc un énorme violence, y compris dans les racines de cette civilisation florissante qu'a constitué la société des Grec anciens, que l'on a tendance à idéaliser un peu, elle n'était pas parfaite loin de là.

Bref tout ça pour dire que les notions de sacrifice, de bouc-émissarisation, sont très importants pour expliquer le fonctionnement des sociétés. Ce que le christianisme avait apporté, c'est une forme de pacification, autour du sacrifice de Jésus, que les fidèles répétaient rituellement au cours d'une cérémonie religieuse appelé la messe, tous les dimanches dans les églises. Ce que l'on constate en l'absence de tout rituel (apaisant) de ce type, c'est la récrudescence dans nos sociétés ultra-modernes reposant sur les sciences, de phénomènes de bouc-émissaristion en l'absence de médiateur d'origine religieuse (Jésus pour ne pas le nommer), notamment sur le lieu de travail, là où se joue la survie de chacun, le « stuggle for life » tant vanté par nos Thatcher, Reagan et tutti quanti (« there is no society »), se manifestant par des phénomènes massifs de burnout, dont je crois avoir été la victime dans l'exercice de mon métier, car je suis trop « gentil » pour savoir me faire respecter. D'une manière générale, les conditions de travail deviennent beaucoup trop dures, et ce n'est pas seulement une question de juste rémunération. Les conditions de travail auraient beau s'améliorer, les salaires devenir plus attrayants, la pression fiscale baisser sur les ménages les plus modestes - car je pense avant tout du point de vue des classes populaires et modestes, qui sont celles qui ont le plus de valeur à mes yeux, puisqu'elles servent de fondation à toutes les autres qui malheureusement aujourd'hui les dominent et les méprisent, voire pire, mais je ne veux pas entrer dans les détails de cette humiliation collective subie au quotidien par les classes laborieuses -, cela ne réglerait pas le problème de fond, et d'ailleurs nous n'en prenons pas du tout la voie, c'est même tout le contraire. Il est clair également que ni la laïcité, ni les valeurs de la République, ni même la lutte contre l'antisémitisme, ne régleront ce problème de fond. C'est la grande naïveté de notre époque de penser le contraire, et c'est pour ça qu'il faut toujours nager, en réalité, dans un courant contraire (ce que pensait mon ex-femme qui me le reprochait et me taxait de « fou ») pour être réellement honnête vis-àvis de soi-même et des autres, c'est extrêmement difficile et ça va contre le bon sens dont Descartes disait qu'il était la chose la mieux partagée.

Je ne prétends pas être un prophète, encore moins un messie, mais je pense que si on ne réhabilite pas la religion catholique en France, rapidement, il y va de notre survie en tant que civilisation rayonnante, qui fut longtemps un modèle pour tous les peuples opprimés de la Terre. Bref je prétends que les Lumières descendent directement du christianisme, qu'elles ne constituent pas une rupture, et tout particulièrement du catholicisme en France, qui expliquent l'apparition de figures messianiques telles Diderot, Rousseau et Voltaire, et que cela me semble beaucoup plus pertinent pour s'en sortir, désolé de vous le dire, comme condition absolument indispensable de survie anthropologique, que toute l'Éthique juive compilée de Spinoza à Freud, puis Jankélévitch et Lévinas. Même si tous ces auteurs sont extrêmement importants et ont largement contribué au prestige de notre civilisation aux yeux du monde, ils ne sont pas indispensables à la survie de l'Occident contrairement à la religion chrétienne, et toute son importance pour unir, unifier, la société autour d'un culte religieux commun. Or il me semble qu'en érigeant une nouvelle idole, un nouveau Dieu en réalité, à la mémoire des victimes de la Shoah, nous ne règlerons pas le problème de fond.