samedi 31 août 2019

D'Adam Smith à Rambo


Le dessin semble indiquer que malgré les changements de régimes politiques nous sommes dans l'éternel retour du même : la violence faite au peuple.

Nous sommes dans un paradigme technoscientifique au sein d’une société ouverte libérale-libertaire et non plus artistico-religieux sous un régime absolutiste, qui générait pour le peuple et surtout pour les philosophes des Lumières et scientifiques assoiffés de savoir et de conquêtes, de l’arbitraire insupportable pour leurs idées novatrices et leur volonté de puissance issue de leur haute estime d’eux-mêmes...

Je ne suis pas très sûr que le peuple y ait gagné au changement, et même suis plutôt persuadé du contraire ! Le mouvement des gilets jaunes notamment de nos jours exprime très bien cette impression. Non pas que j'ai la nostalgie du régime absolutiste car je ne l'ai pas du tout connu. Mêmes causes, et espérons-le mêmes conséquences que sous l'Ancien Régime, le peuple porte le poids de l'avidité de ses élites au service non plus de l'absolutisme, mais de l'oligarchie.

Macron c'est la droite extrême sur les questions sociales (aucune redistribution, aucun partage mais juste de l'échange entre fortunés), et le centre voire même plutôt la gauche marxisante pour les questions sociétales. Cette gauche morale que l'on sert en pâture aux électeurs, comme une belle vitrine de pureté éthique pour qu'ils votent bien.

Stallone était le gendre idéal dans les années 80 (et pas encore Macron qui n'avait que trois ans !) car Rocky avait tout compris, il devient riche à force de travail et d'efforts si bien qu'il est accepté par la ploutocratie ; et il est antiraciste et politiquement correct, il a des amis noirs. Rambo c'est la politique extérieure : il est un peu plus douteux surtout avec les "niakoués" et les "bicots" qu’il extermine sans états d’âme ; il était le poète et le précurseur de nos dirigeants occidentaux, surtout outre-Atlantique.   


« L'Homme ne partage ni ne donne, il échange. » Je veux bien souscrire à ce postulat énoncé différemment par Adam Smith et il en fait même le propre de l'Homme (le « doux commerce »), mais pas aux conséquences du libéralisme sur les rapports humains que je prétends nocives.

En renonçant à l'Éducation depuis au moins 40 ans et en la sacrifiant (c'est-à-dire les enfants et la jeunesse) à des intérêts économiques, le régime libéral-libertaire de Macon dit bien de quoi il est le nom : la pulsion de domination et le mépris des faibles dans un mouvement qui va crescendo depuis au moins 1983.

Alors que le « doux commerce » était censé adoucir les mœurs selon les fondateurs historiques du libéralisme et que cela a donné Rambo, le versant égalitaire du libéralisme, l'aspect sociétalement libertaire du libéralisme, est un droit que l'on donne à un peuple qui peine à joindre les deux bouts, comme la fameuse brioche de Marie-Antoinette.

jeudi 22 août 2019

La modernité : faut-il s'en réjouir ou la déplorer ?





Non les inégalités sociales ne sont pas naturelles, l'inégalité est le fruit d'une volonté d'appartenir à une élite et de jouir du sentiment de sa supériorité sur les autres (souvent le troupeau). Le déclin des aristocraties "naturelles", fondées en droit et féodales, a laissé place à une aristocratie d'argent qui ne veut pas dire son nom : esclavagiste en réalité ; qui n'a rien à envier aux aristocraties féodales en matière d'asservissement. C'est une corruption de la volonté humaine par une mauvaise éducation ou des circonstances fâcheuses qui explique l'apparition de ce fruit pourri qu'est l'inégalité ; on ne saurait donc qualifier cette volonté inégalitaire de naturelle car nul n'est méchant volontairement, et vouloir dominer ou humilier son prochain par l'exhibition outrancière de signes extérieurs de richesse ou en lui rappelant qu'il est pauvre (« les sans-dents », « les gens qui ne sont rien », « on met un pognon de dingue pour les pauvres », « les fainéants, les cyniques, les illettrés » etc.) c'est faire preuve de méchanceté gratuite.
Mais c'est aussi le fruit d'une époque que nous devons combattre collectivement, alors que tout nous pousse à un individualisme forcené, coupé de tout et de tous, nous n'avons plus accès à l'universel.

Je dirais même que le peuple y a perdu au changement car la vieille aristocratie féodale avait un fond humaniste issu du christianisme et de la croyance en dieu que n'a plus la nouvelle. Ce n'est pas le ressentiment ou un sentiment de réaction qui est primordial, c'est la volonté d'exploiter son prochain, surtout quand il n'y a plus aucune volonté d'éduquer au partage et à la coopération mais uniquement à la concurrence et la compétition, comme si les deux premières notions étaient artificielles et les deux dernières naturelles, proprement humaines, suivant une conception néo-darwinienne, néolibérale ou encore nietzschéenne de la nature humaine... Bien que les deux premières conceptions ne soient pas du tout philosophiquement de même nature que la troisième.

Admettons même que le ressentiment soit primordial, blâmable et coupable et donc un sentiment à combattre au nom de l’aspect légitime, humain et innocent de l’inégalité, moi j’y vois plutôt la persistance d’un vieux fond d’humanisme qui ne veut pas mourir face au déferlement de la volonté de puissance sourde et aveugle à tout sentiment d’humanité de nos contemporains ; c'est l'expression de la décence commune face aux pulsions de l'instinct ; c'est l'Homme contre la bête humaine ou bêtise.

Le phénomène des migrants qui risquent à terme de nous submerger, ainsi que la destruction du climat et des espèces végétales et animales sont la conséquence du libre-échangisme sans aucune régulation, et le libre-échangisme avec ses victimes et ses gagnants, c'est bien le monde tel qu'il est qui s'exprime dans la modernité progressiste libérale-libertaire : ce monde si bien représenté par Macron... Et le monde tel qu'il devrait être, l'Homme par son pouvoir de dire oui à la fatalité et au destin et à l'éternel retour du même, ainsi que par l'absolue puissance de son désir, il peut le faire advenir si il renonce à la servitude volontaire que nous impose le pouvoir à travers notamment la « fabrique du consentement » diffusée de manière habile, c'est-à-dire implicitement, par l'ensemble des médias coalisés, qui aujourd'hui n'assument plus du tout leur rôle pourtant légitime de contre-pouvoir : c'est ce qu'on appelle l'entre soi du microcosme bobo parisien et plus généralement des grandes métropoles urbaines, un genre de consensus de la domination par les élites qui représentent quasi exclusivement l'oligarchie.

Les gens ne sont plus chrétiens, catholiques ou protestants, tout simplement parce qu’ils ne croient plus en dieu, encore que le culte de l’argent roi puisse apparaître encore comme un ersatz de foi particulièrement chez les protestants. Mais la société globalement n’a plus de racines parce qu’il y a une carence manifeste de la foi et l’ersatz que constitue l’argent roi ne saurait masquer ce vide béant. Ce ne sont pas des idées modernes comme le progressisme, le féminisme ou les droits de l’homme qui ont détruit la foi, c’est bien plutôt la conséquence de l’humanisme cartésien qui a abouti à des progrès techniques considérables et une volonté de comprendre le monde scientifiquement en rupture avec le dogmatisme religieux qui imposait des limites à la raison, ou plutôt à la volonté de puissance contenue dans le progrès.

Il faut bien comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons comme le résultat ultime d’un processus enclenché depuis la création du tout premier monothéisme égyptien d’Akhenaton privilégiant le culte du disque solaire Aton. D'après Sigmund Freud, le culte du dieu Aton est une des premières manifestations de la notion d'infini.

C’est cette notion d’infini contenue dans le monothéisme qui signera l’arrêt de mort du monothéisme religieux lui-même, en détruisant la foi qui soutenait l'édifice, au terme d’un processus qui ne pouvait aboutir qu’à la destruction de toute notion de limites, qui étaient pourtant garantes de l’enracinement spirituel de l’Homme dans la foi, lui-même propice à la création des merveilles artistiques produites notamment durant l'âge classique en France, ou accessoirement baroque.
C’est certainement Nietzsche qui a le mieux formulé toutes les conséquences et les possibilités ouvertes par ce brusque déclin spirituel, plutôt pour s’en réjouir que pour le déplorer. Pourtant les merveilles artistiques sous le règne de la religion principalement mais non exclusivement catholique en Europe, l’Homme moderne serait bien incapable de les reproduire, il n’est même plus capable de les préserver ; parce qu’il ne les comprend plus et les assimile à des vieilleries anti-progressistes dotées d’une signification spirituelle dont il ne perçoit plus le sens (cf. l’incendie de Notre-Dame).

Oui effectivement notre époque ressemble à un désert spirituel et apparaît bien médiocre en matière de création artistique, cependant ce n’est pas directement la conséquence de la modernité et de ses idées progressistes mais bien plutôt du long processus que j’évoquais qui s’impose à nous comme un genre de fatalité ou de destin tragique qui a produit la modernité progressiste stérile artistiquement. Nous sommes dans un paradigme technoscientifique au sein d’une société ouverte libérale-libertaire et non plus artistico-religieux sous un régime absolutiste, qui générait quand même assez accessoirement pour le peuple et surtout pour les philosophes des Lumières et scientifiques assoiffés de savoir, de l’arbitraire insupportable pour leurs idées novatrices et leur volonté de puissance issue de leur mégalomanie... et bien que je ne sois pas très sûr que le peuple y ait gagné au changement, et même suis plutôt persuadé du contraire ! Comme l'exprime très bien le mouvement des gilets jaunes notamment de nos jours.

Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir comme Nietzsche qui y voyait la promesse d’une nouvelle Aurore de créations (que l'on peine à voir venir !) ou le déplorer, mais c’est comme ça…

P.-S. : Pour ma part je ne vois dans le système néolibéral qui favorise l'accroissement exponentiel de la fortune d'une poignée de happy few qu'une machine à détruire la planète et à générer de la laideur, par le biais de la volonté de puissance sans limites de nos contemporains (qui au passage se font toujours baiser souvent avec leur consentement par plus gros qu'eux !) qu'ils assimilent à leur Liberté, leur bien-être et leur épanouissement personnel... au détriment de la création !




lundi 19 août 2019

Roman


  
J'ai honte et même plus que honte (c'est même un sentiment d'humiliation totale) d'être français en tant que rejeton de la génération des baby-boomers qui n'a rien voulu transmettre comme si elle était une génération spontanée issue de rien et ne débouchant sur rien (nihilisme radical), je ne sais pas si mon cas singulier est susceptible d'être universalisable mais je sais que pour eux Mai 68 constitua une caution (im)morale qui déboucha sur le type du libéral-libertaire, lui-même issu du néocapitalisme qu'un seul intellectuel digne de ce nom osa combattre quand il en était encore temps : Pier Paolo Pasolini...

« Enfin l'air dehors. Toutes ces petites choses naturelles, qu'à force d'avoir l'habitude de voir on ne remarque plus, Pierre les remarquait lui ! De grands champs de blé s'étendaient à perte de vue, balayés par un vent chaud d'été. Le vent dessinait sur les épis sa course folle. Pendant quelques instants Pierre ne fit plus qu'un avec ces champs ; devenant un univers à lui tout seul : des millions d'épis couleur de feu, mouvants, bruissant. Puis Pierre réintégra son corps, sa cellule habituelle.
Il s'avança de son pas mal assuré de prisonnier sur la petite route départementale devant lui, qui formait une bosse. Une de ces petites routes isolées, nostalgiques. Pierre avançait toujours de son pas traînant ; une foule de pensées insouciantes, stimulantes, encourageantes, réjouissantes entraînaient son corps fatigué toujours vers l'avant, vers le soleil encore levant. La prison n'était plus visible derrière. Pierre se sentit alors vraiment libre. Il avait dû faire un long chemin car le terrain était rigoureusement plat et aucun accident du relief n'aurait pu servir à masquer la prison, seule la distance pouvait expliquer sa disparition. Pourtant pour Pierre c'était comme si elle se fut envolé car il n'avait pas l'impression d'avoir beaucoup marché. Cette impression augmenta encore sa joie : 15 années de souffrance s'évaporaient aussi subitement que la prison. Le soleil commençait à taper dur. Heureusement il semblait y avoir un arbre là-bas au milieu des champs. Pierre marcha longtemps au milieu des épis qui lui arrivaient à la taille. Il était étonné de devoir tant marcher pour atteindre un arbre qui pourtant vu de la route lui semblait plus proche. Aussi fut-il très content d'atteindre enfin l'arbre tant convoité. Comble de chance c'était un cerisier. Sous son antre, le parfum des champs et des fruits mélangés ; l'âcre odeur de la paille sèche, Pierre se laissa tomber en savourant ce coin d'ombre et de fraîcheur. Il se laissa aller à des rêveries vagabondes. Nul bruit ne venait troubler sa quiétude. Le vent ne soufflait plus. Pierre ne sentait plus que le poids de ses pensées. Pensées lourdes, anesthésiantes, des voix lui parlaient. Puis il s'endormit, rêva : il volait au-dessus de champs de blé, à une grande vitesse, il voyait le dessin des ondulations du vent à la surface des champs, elles dessinaient un bateau et à l'intérieur de ce bateau il y avait des hommes qui ramaient. Puis le bateau se matérialisa, devint un véritable bateau, qui voguait à la surface des épis : à l'intérieur il y avait des hommes vigoureux et fiers. Ces hommes chantaient des chants en une langue inconnue de Pierre. Ces hommes étaient nus, Pierre aurait aimé en faire partie. Ces hommes semblaient se mélanger, en une indistinction d'avant l'individuation. Il n'y avait que ce bateau et des champs tout autour à perte de vue ; les champs devinrent une mer. Pierre se trouva alors transposé à une autre époque ; une époque d'avant la création du temps ; une époque d'avant la notion même d'époque : Pierre se trouva alors dans l'absolu. Dans un temps sans durée, sans commencement, ni fin : il se moula dans un de ces corps vigoureux, chanta avec les autres ; les embrassa, ils s'embrassèrent tous ; le soleil miroitait sur leurs peaux en sueur. Il se livrèrent à l'amour, pourtant Pierre ne voyait pas leurs visages. Leurs visages étaient des mondes à eux seuls, dans chaque visage on pouvait lire la vie d'un homme, les visages étaient éclatants, ils éclataient de sens, c'étaient des visages sans lignes, ni surfaces, c'étaient des expressions épurées de toute forme. Un visage exprimait la douleur, un tel autre la tristesse, un tel autre l'intelligence, un tel autre la misère, un tel autre le rire. Pierre dans son rêve se trouva confronté au sens, alors que dans sa vie tout avait été pâle et déprimé, fané, et comme pourri par un destin infâme qui l'entraînait toujours aux situations les plus humiliantes : comme de se retrouver en prison. Ce rêve était métaphysique : il indiquait à Pierre une autre réalité. Une réalité d'avant la réalité : une réalité absolue. Absolu qui était son espoir de démuni, qui souhaite tout parce qu'il n'a jamais rien eu. Lui qui n'avait connu que les miettes de la réalité, les miettes de la vie et du désir. Lui qui n'avait toujours été qu'un errant humilié par tous. Lui qui avait été réduit toujours à mendier la générosité des autres par manque de générosité intérieure : ce que les autres appellent la "générosité". Alors qu'elle n'est que défense de son petit patrimoine, alors qu'elle n'est seulement que le fruit d'une société inique qui avantage les uns au détriment des autres : alors qu'elle n'est que négation de l'intériorité et de l'être, et ne vise qu'une seule chose, la consommation. Cette "générosité", elle signe l'arrêt de mort de certains, cette "générosité" qui avait fait de Pierre l'ennemi de ses propres parents qui l'avaient renié. L'âpre goût de la haine se mêla au goût du plaisir qui avait été le sien, sous l'influence du rêve : quelque chose de lourd qui l'empêcherait toujours d'éprouver toute joie pure : quelque chose d'anal, de merdique. D'ailleurs il avait été tellement malheureux dans son enfance qu'il se représentait lui-même sous la forme d'une merde : la merde qui empêche d'accéder à l'amour. Le vaste océan se transforma en océan de merde. Une merde mortelle, qui tue, qui attire tout vers elle, vers le sol et l'inexpressivité. En rouvrant les yeux, il s'aperçut que son coin n'était plus protégé par les branches du soleil, celui-ci commençait à décliner et un de ses rayons avait frappé l'œil de Pierre. Cela avait été un sommeil agité ; Pierre ne se souvenait plus de son rêve. Cela avait été un de ces sommeils qui vous fatiguent plus qu'ils ne vous reposent. Pierre se leva avec la tête douloureuse, il reprit ses esprits, trouva un coin d'ombre et constata que le soleil commençait à décliner. Il cueillit des cerises sur une branche tombante, et comme sa faim n'était pas rassasiée et qu'il ne pouvait parvenir à aucune autre branche parce qu'elles étaient trop hautes, il grimpa à l'arbre et donna libre cours à sa gourmandise, jusqu' à en avoir le ventre rempli de jus. L'escapade l'avait mis en forme, il se laissa tomber sur le sol en se fixant une branche flexible, qui fit "crac" et se brisa net. Le vent avait recommencé sa course bruissant parmi les épis. L'air était à nouveau respirable, même au soleil. Pierre reprit sa marche à travers champs, mais il n'avait aucun repère. Il avança donc droit devant lui, bientôt l'arbre ne fut plus visible, pas plus qu'une quelconque route. Il n'y avait que lignes et surfaces et aucune expression nulle part. Le désert brun des champs renvoyait Pierre à sa propre misère. Il avait fui la solitude sociale ; cette sale solitude des villes, cette sale solitude de la prison, de la drogue. Il ne savait pas partager avec les autres : l'expression lui semblait à jamais interdite et la réalité avec. Il se rappelait ses discussions avec certains taulards : il y perdait toujours quelque chose ; se retrouvait épuisé après chaque conversation, qui lui enlevait quelque chose. Il était né pour perdre toujours de sa vitalité, de sa chaleur vitale : les gens lui en voulaient et le haïssaient, surtout les femmes : qui haïssent la merde. Il y avait d'énormes pylônes électriques rectilignes, d'une effroyable évidence, d'une effroyable rigueur. Pierre suivit un de ces pylônes électriques. Quelle importance après tout d'être perdu ! C'était amusant de se retrouver dans les champs comme en plein désert. Il n'y avait plus aucun repère, aucune limite ; ce paysage rigoureusement plat avait quelque chose de fantastique et d'irréel. Les pylônes ne menaient nulle part, ils ne formaient aucune délimitation, car renvoyaient à l'infini de la distance. Au-dessus du vaste océan de feu le ciel étendait sa grandeur. Il n'y avait rien d'autre à part le vent qui faisait s'onduler les épis, comme les vagues d'un immense océan : c'était comme la présence d'un être invisible qui faisait se mouvoir l'univers. Pierre ressentit comme un vertige et se laissa tomber à genoux. Il pleurait en regardant le ciel si pur et si limpide, aux teintes mauves du couchant. "Ah pensa-t-il, si le ressentiment n'avait pas toujours arrêté ma pensée, et obscurci mes sens ! Pardonne moi O Dieu d'être né si mauvais, d'être né pourri, au point que tout ce que l'on me donne je le vomis, ne suis pas capable de le digérer ! Pardonne moi O ma mère d'être si peu digne de toi ! Et quant à toi mon père demande pardon à ta femme et à ton fils pour tout le mal que tu leur as fait ! Quant à vous les femmes pardonnez-moi d'être incapable de vous donner le moindre amour, de la moindre action à votre égard !" Je crus voir alors comme un rayon vert dans l'azur, le rayon d'un assentiment. "Où pourrais-je trouver un compagnon qui ne me détruise pas gémissait Pierre ?" Il avançait dans le désert toujours plus sombre ; le soleil se coucha. Les teintes du ciel devinrent rougeoyantes. L'océan de feu se fit océan de braises. "Que n'ai-je appris à l'école à être comme les autres, hélas, hélas !" Il grimpa au haut d'un pylône et scruta l'horizon. Au loin il vit des lumières scintiller, beaucoup de lumières, les lumières d'une grande ville : le monde était soumis au cycle de la haine, au cycle de la merde. Dans les grandes villes quelques-uns dévorent tout et font leurs besoins sur les autres. Plus jamais il ne retournerait vers la grande ville. Votre propre père fera ses besoins sur vous : c'est sa façon de vous aimer. Votre mère aussi fera ses besoins sur vous, si vous n'arrivez pas à partager son mode de vie. Le cycle de la merde : c'est-à-dire de la consommation à outrance au détriment de l'expression, de l'intériorité. Consommation et loisirs, c'est-à-dire absence d'actes. Ou alors l'école : enseignement de l'égoïsme, thésaurisation du savoir au détriment de l'expressivité. Et surtout grande machine à broyer les âmes, et à enseigner l'amour propre. Tout lieu infesté de la présence humaine lui semblait scatologique. Aucun lieu ne lui signifiait la présence d'un amour. Tout renvoyait à une haine originaire, une haine d'avant l'amour : au commencement était la haine. Ou alors peut-être qu'au commencement était l'amour, mais cet amour si fragile qui donne sens au réel, donne réalité au quotidien, donne des points de repères dans la grisaille ; il était tellement souillé de merde et de crimes. Pourtant il faut avoir le courage de Pierre, c'est-à-dire du fondateur : courage de construire sur le fumier quelque chose de beau. Pierre en était à ces méditations lorsque soudain il se trouva très fatigué et se laissa tomber à terre. Il repensa aux femmes qui ne lui pardonnaient son absence de désir et qui pour cette raison le rabaissaient plus bas que terre. Y compris sa propre mère : qui avait réagi comme une femme face à un monstre. Le vent soufflait doucement, l'air était encore chaud, nulle présence ne venait infecter Pierre de son bonheur. Aucune femme ne venait faire ses besoins sur lui pour lui signifier son mépris de la vie, lorsque cette vie n'est pas capable de faire son bonheur. Le vent soufflait doucement donc, et on entendait le bruit des grillons : toute cette expression de la nature et qui avait disparu, il la retrouvait. "Pauvre Bohémien de la vie, combien d'années te restent-ils à vivre, puisque toute l'expression vient de la femme et que ta mère te déteste, comme fruit pourri d'un mari odieux ?" pensa Pierre. Cette expression de la nature n'arrive pas à remplir ton âme triste et noire : il y faudrait des êtres humains de chair et d'os : mais ceux-là te remplissent de leur pourriture, de leur haine. Braves femmes qui n'hésitent pas à rabaisser un intime plus bas que terre, du jour au lendemain : supériorité des femmes donc ; qui s'adaptent mieux au rythme infernal des villes, car elles ont la vie entre leurs mains. Dans cette campagne Pierre essayait de retrouver un rythme d'avant l'humain, un rythme d'avant la femme, d'avant la mère. "As-tu pitié de toi-même Pierre ?" Pierre se mis à pleurer en songeant à son destin atroce, dénué de toute chaleur humaine, de toute compassion, condamné à mort par la vie, par le rythme des villes qui avait rendu son père fou. Père qui l'avait renié. Il y avait eu d'autres époques, d'autres rythmes. Mais Pierre ne recherchait qu'une chose, comme tout clochard ou vagabond : un rythme d'avant l'humain, d'avant le verbe, d'avant la durée. Le vent sifflait un peu plus fort parmi les épis de blé. Dans le ciel un avion passa et résonna longtemps. Il y avait la lune et des étoiles ; mais sans amour et sans intimité, Pierre ne pouvait même pas apprécier la nature : "Que dira-t-elle ma mère si elle apprend que je suis mort ? elle sera certainement soulagée !" "Y-a-quelqu'un ?" cria-t-il dans le silence. « Ohé pauvre mort-vivant, au visage de clochard : beau visage de clochard ; clochard dernier représentant de l'humain, de l'homme d'avant la représentation. Tu as tiré tes dernières cartouches et tu as crevé comme un rat." "Si je savais les faire rire ces humains ils seraient à mes pieds" songea Pierre. Les grillons arrêtèrent de chanter, il n'y eu soudain qu'un grand silence, un silence d'avant l'humain, d'avant le rythme, d'avant la création. Puis à nouveau les grillons reprirent leur chant : douce intimité de la nuit, des sons ; lorsque nulle image, nulle couleur ne vient troubler votre regard. Alors les pensées viennent plus facilement : cet instant est plus propice à raconter les histoires ; l'imagination vagabonde dans l'obscurité, et s'imagine des fantômes. Seulement à part les clochards, tous les hommes expriment des idées, des mots ; et non plus le rythme d'avant le verbe, le rythme d'avant la représentation. L'air était chaud, quasiment palpable, seulement son odeur était pauvre, une odeur de paille sèche : appauvrissement des odeurs dû aux techniques de rentabilisation des cultures.
Pierre marcha longtemps à la recherche d'un endroit qui ait une plus grande variété des odeurs, il arriva sur une route, la suivit pendant des kilomètres. Il traversa une forêt ; mais celle-ci était humide et ne lui convenait pas, il en émanait une odeur de pourriture et il y avait des moustiques ; de plus c'était sinistre : on ne voyait plus le ciel, et on n'entendait plus le bruit du vent. Il n'y avait plus de grillons, mais des grosses bêtes, qui faisaient se craquer les branches. Pierre quitta l'endroit en vitesse. Il arriva dans une région sèche et caillouteuse, montagneuse. Il y avait un petit arbre sec et un lit de verdure. Pierre s'y allongea : quelles odeurs magnifiques ! Et quels sons admirables ! Pierre avait dû traverser la France en quelques heures durant la nuit ; personne ne l'avait vu. Heureusement ! Il ne voulait plus être vu d'aucun œil humain. Cet œil qui vous dénude, puis vous anéanti. Il voulait se recroqueviller sur sa solitude, sur lui-même, construire une intimité, un commencement d'où il pourrait s'élancer sans craindre le regard des autres, une fondation, une religion peut-être ? "Un commencement d'où on pourrait partir sans craindre le regard des autres" : cette phrase se grava dans l'esprit de Pierre, puis il s'endormit. Il rêva. Le jour se leva, il faisait déjà chaud, déjà trop chaud. L'utopie de la nuit semblait balayée par la cruauté crue du jour : les insectes faisaient entendre leur vacarme assourdissant ; des mouches vrombissaient, des guêpes, des sauterelles, des fourmis grimpaient le long de ses jambes; des araignées dévoraient des mouches, des serpents s'attaquaient aux souris, des lézards avalaient des insectes. Il fallait se remettre en route, la nature ne ment pas elle ! Elle ne vous laisse pas un seul instant de répit : c'est vivre c'est-à-dire exploiter, ou mourir ; et pas de place pour la plainte ou pour la fuite. Pourtant le voyage de Pierre ressemblait à une fuite. Fuir son destin, lorsque l'on ne croit en rien, lorsque personne ne vous a jamais rien appris ; lorsque vos parents vous ont laissé aux soins de la télévision pour faire votre éducation. Vous vous êtes laissés abuser par les bons sentiments exprimés par les gens cultivés, qui ne veulent pas voir sur quel fumier repose leur savoir, sur quels crimes, sur quelles passions étouffées.
Des marcheurs équipés erraient sur les chemins ; sérieusement, en y croyant. Sac à dos, bouteilles d'eau etc... On s'était occupé d'eux, et cela se voyait. Ils avançaient stupides sans avoir conscience de leur chance, d'avoir cru un jour en la vie, en leurs parents. Ils faisaient se pérenniser la croyance en la vie. Les chemins étaient balisés, numérotés, les randonneurs étaient tous habillés de la même façon ; marchaient tous avec le même sérieux, la même croyance en leurs vêtements, en leur itinéraire : c'était des donneurs de leçon, des actifs, des initiés. De ceux qui croient et ne savent pas pourquoi ils croient, mais ont toujours cru et eu confiance ; ou font semblant, s'efforce de reproduire de faire rejaillir une confiance originelle d'enfant dont on s'est occupé : des démocrates. Partout l'amour des plus forts engendrait le crime des plus faibles : il y avait quelquefois des sursauts de haine, c'est-à-dire de faibles, qui voulaient entraîner le monde dans leur enfer d'autodestruction. Il y avait eu Hitler. Mais l'amour finissait toujours par l’emporter ; les mal-aimés terminaient dans des asiles, ils ne pouvaient plus mettre un pied dehors : bientôt on songerait à mettre au point des machines à se tuer. L'hypocrisie nominaliste [1] et intellectuelle, permettait encore de croire un peu en la vie; mais ces derniers rogatons de l'humanisme chrétien seraient bientôt balayés par la dure réalité. Plus aucune religion ne permettrait de prendre en charge les faibles qui deviendraient de plus en plus haineux et nombreux : les forces du mal augmenteraient sans cesse, de manière souterraine, dans toutes les classes humaines. Sympathie des haineux et des faibles, les discours démagogiques prenaient de l’ampleur ; les aimés réagissaient par des discours nominalistes et hypocrites du point de vue de la majorité des hommes : mais rien ne pouvait enrayer les développements de la misère et du désespoir. Les aimés étaient trop peu nombreux et trop fragiles pour résister à la haine des brisés de naissance. Les aimés devaient se cacher pour continuer à produire des œuvres remplies d'espoir, qui pourraient faire s'accomplir l'humanité de demain ; une humanité de plus en plus exclusive et élitiste d'où était exclue les trois quarts des hommes, réduits à se nourrir de miettes et soumis au cycle de la merde. Mais n'en avait-il pas toujours été ainsi ? Pierre marchait donc sur son chemin accablé par des pensées morbides ; par des pensées dégradantes qui le ramenaient toujours à soi. Il était épuisé, les randonneurs le dépassaient. Il n'arrivait pas à marcher loin et longtemps. Dans ce jour cru, il lui fallait des points de repère. Il était sur un sentier serpentant et son sac pesait une tonne. Il décida de redescendre vers la ville, un cabri bondit devant lui, puis disparu dans les buissons. Il y avait la ville, là, en bas : des petits cubes aux toits orange. La descente dura longtemps, longtemps, Pierre avait soif. En bas il y eu une fontaine, Pierre s'y abreuva. Il vit son visage dans l'eau et fut écœuré, il crut perdre tout ce qu'il avait dans la tête ; il lui faudrait du temps pour se retrouver, en plus il y avait le regard des autres qui lui prenaient également de son "moi". Que restait-il de lui en cet instant ? Quasiment rien : il n'appartenait ni au clan des randonneurs, venus des villes équipés et à plusieurs, ni des villageois, sceptiques et roués. Il était venu chercher la paix dans ces montagnes, une liberté ; mais il y retrouvait des codes, des groupes, des conventions, dont il était toujours exclu, ou se sentait toujours exclu : il était fondamentalement le non-initié. À chacun sa vérité ! songea Pierre, la mienne est pâle, fantomatique, quasiment un préjugé de faible. C'est peut-être parce que j'ai toujours voulu prendre sans participer, sans m'impliquer dans ces conventions, ces codes, qui sont indispensables pour prendre et digérer un savoir, une vérité, et offrir l'apparence d'exister. Pierre entra dans un magasin, y acheta des chips, du jambon, des pêches, puis il s'assit sur un banc en pierre, et mangea, tranquillement réchauffé par le soleil : il n'y avait qu'un seul sentiment dans son cœur, pitié pour lui-même et son destin étrange ; coupé de tout et de tous, hermétique à tout désir et donc à toute évolution. Il n'aimait pas l'Occident, cette façon de s'affirmer sans discrétion, et de faire ses besoins un peu partout, et ce mépris encouragé par la publicité : l'effacement du spirituel. Il aurait voulu être invisible, exister lui faisait mal ; disparaître dans un égout. Car toute discrétion, toute passivité, était assimilée à de l'étrangeté. Il aurait fallu être fier d'être soi, d'être jeune etc... Comment faisaient-ils les autres pour y croire ? Il n'était même pas assez cultivé pour faire une critique par la culture, de la civilisation moderne. Comme il s'ennuyait sur ces routes, errant, n'existant pour personne, sauf pour lui ; Pierre revint vers la grande ville. Il fallait qu'il existe de nouveau pour autrui, par n'importe quel moyen. Tout ressemblait à un rêve irréel et vague : les autres, lui-même. Exister pour sa mère impliquait qu'il doive faire des études compliquées, or il en était incapable, profondément incroyant et paresseux de naissance. Il détestait trop les autres pour pouvoir exister à travers eux, et les autres le lui rendaient bien. Comment décrire son visage ? Et sa façon étrange de paraître à tous comme celui qui n'arrive pas à se prendre en charge et que les autres méprisent pour cette simple raison. Il revint donc à Paris. Les autres étaient croyants, ils croyaient en leur contexte, et se développaient dans leur cadre qui comportait d'autres personnes. Or lui était radicalement seul, hermétique à leurs joies, leurs désirs ; qui découlaient tous d'une croyance originaire en la vie, en sa positivité. En réalité toute relation avec autrui tournait vite au cauchemar ; très vite il se laissait dominer. Mais la vie et son absence de joies, sa radicale négativité ne l'encourageait pas à faire des efforts. Effectivement, il aurait fallu que le monde soit beau et attrayant pour qu'il se décide à vivre. Or qu'était-il le monde, gai ? Tout effort il l'avait fait par amour de son père, sa mère ne s'occupant pour ainsi dire pas de lui. Maintenant il ne pouvait faire l'effort d'aller vers personne, son père l'avait renié, peut-être en était-il mieux ainsi. Il pouvait apprendre à connaître sa propre valeur, comme quand on laisse un enfant marcher tout seul et ce n'était pas brillant. Le résultat était d'une effroyable médiocrité. C'était dans la douleur et la contrainte d'une brute que son père l'avait "protégé". Cette protection ressemblait moins à une aide qu'à une destruction. Il était dans la ville, seul. Les voitures faisaient entendre leur vacarme. Il y avait des vagabonds par milliers. Il y avait des magasins avec des vêtements, pleins de couleurs, avec des prix marqués en gros, bien voyants, pour les passants. Il y avait des vendeuses archi-maquillées pour voiler leur tristesse. Il y avait le piège de la télévision. Des images qui renvoyaient au bonheur, des images colorées, vives. Il y avait des gens qui ressemblaient aux images diffusées par cette télévision. La plupart des gens s'étaient pour ainsi dire adapter à ce rythme télévisuel. Il y avait aussi des gens au visage sans vie, à quoi s'identifiaient-ils ces gens ? A quelles coutumes, quelles conventions, quels contextes ? Il y avait aussi l'Université, avec des gens qui parlaient et détruisaient les gens qui sortaient de leur contexte ; mais c'est normal. Ils parlaient non plus sur les choses ; mais sur les mots uniquement sur les mots. Car les choses ils ne voulaient plus les voir, le monde était trop laid pour qu'un homme ait encore envie de le chanter. Il y avait des psychanalystes qui vous écoutaient parler, ils étaient chargés de vous remettre à flot, de vous aiguiller à nouveau sur les rails des mots, des échanges avec autrui. Chaque groupe avait son code, ses conventions, ses mots. Le monde était très laid, il n'y avait plus rien à regarder. Tout était désormais à écouter. Ecouter des mots. Ecouter des sons. Il fallait être hyper protégé pour pouvoir entendre dans ce vacarme, un son audible, c'étaient des sons qui renvoyaient à une autre époque, une époque d'avant la barbarie, d'avant le chaos de la machine. Ou alors c'étaient des sons optimistes, qui contrefaisaient le bruit de la machine ; qui mimaient le bruit de la machine : des sons mécaniques qui promettaient de lutter contre le chômage, la pauvreté etc... Il y avait les discours techniques et ceux du passé. Tout être qui aspirait à la vie était bien obligé de se conformer aux sons modernes ; à moins de renier sa vie : autrement dit le suicide. Il y avait le métro, la chaude sensation d'entrer dans un antre protecteur, il y faisait toujours chaud. Dans la ville c'était plutôt l'endroit le plus agréable, l'endroit où l'on se sentait le moins vulnérable, le moins soumis aux attaques de l'extérieur. Il n'y avait plus ce ciel, la plupart du temps gris qui vous aplatissait la tête au ras du bitume, vous donnait l'impression d'être écrasé par une force supérieure et maligne. Le plus dur c'était d'être seul, de ne pas pouvoir partager une convivialité qui fasse que vous vous sentiez protégé du monde extérieur : il fallait ressentir cela de façon naturelle ou pas du tout. Or Pierre ne ressentait cela nulle part : vulnérabilité totale à tout et à tous. Il n'avait même pas cette sincérité du pauvre, cette sincérité dans la souffrance, car il ne souffrait pas vraiment. Il trouva un métier de gardiennage et trouva avec grand peine le moyen de se faire respecter. Il se sentait toujours, partout, invariablement écrasé ; il n'y avait pas de limites qu'il puisse faire respecter par les autres de l'extérieur : il avait tellement intériorisé d'être limité et écrasé, qu'il n'arrivait à imposer à autrui aucun cadre. Il n'avait pour autrui aucune forme ; il était lui-même le spectateur émerveillé de la forme d'un autre, du cadre d'un autre qui se nommait son père, ou peut-être dieu. Il était à l'extérieur du monde et à l'intérieur il n'y avait rien, rien qu'une sauvagerie écœurante et un espoir ridicule. Il y avait des immeubles en béton armé, effroyablement crus comme seul spectacle, en ville les prédateurs étaient favorisés ; il fallait surmonter l'horreur de la vision par la violence, le viol de l'intimité d'autrui : ce qu'on appelle aussi racisme et antisémitisme. Le seul moyen d'y échapper aurait été le militantisme : acceptation du viol de soi, et retournement de la logique violente dans l'engagement. Ou alors être assez riche pour pouvoir être protégé de ce viol. Racisme ou engagement : la limite était étroite ; et les limites de la compréhension en dehors de cette dichotomie l'étaient aussi. Dès que l'on vous sentait vulnérable, vous étiez impitoyablement détruit. D'ailleurs les portes étaient de plus en plus protégés par des codes, des numéros etc. Il y avait un impératif de sécurité inouï : le monde avait soixante ans et aucunes forces jeunes pour le renouveler. Les rares jeunes qui avaient des forces les gardaient pour eux-mêmes : le code devait rester secret pour préserver le mystère. Mais dans leur soif de mystère, ils ne faisaient que faire s'accomplir une logique de l'exclusion atroce. Pour devenir adulte il fallait être initié. Pour Pierre le code restait secret, hermétique, ne livrait rien de son mystère. Pour celui qui avait été initié, Pierre demeurait une énigme, un intrus qu'il aurait mieux valu détruire. Sa mère par exemple avait été initiée et l'avait rejeté comme le fils de son père. Le père l'avait rejeté comme le fils de sa mère : ainsi Pierre était-il en réalité orphelin, et c'était cette vérité qu'il n'avait jamais voulu voir qui s'était toujours opposé à son initiation à quelque domaine que ce soit. Non, assez, assez ! Toutes ces paroles avaient eu le don d'étourdir Pierre, après tant de silence. Il s'assit sur un vieux banc de pierre qui se trouvait dans la forêt de Fontainebleau. Il grignota en écoutant le chant des hirondelles qui se poursuivait à travers les champs, le long de la route et au sommet des toits. Virevoltantes, tournoyantes hirondelles que l'on distinguait à peine dans la pénombre tombante ; mais que l'on devinait à leurs cris suraigus. Il y avait un de ces ciels remplis de jaune, crépusculaire, qui vous font désirer la mort, autre chose, comme une délivrance. Les hirondelles s'envolaient, s'éloignaient, revenaient. Puis Pierre se leva et reprit sa route. Il s'empara d'un vélo qui était là par terre, comme abandonné, et s'éloigna du village en pédalant vite : il arriva sur une route nationale. Les voitures roulaient vite et de façon dense. Pierre eu la désagréable impression d'être observé étrangement ; comme un étranger, de la part de ces gens qui accomplissaient des gestes de façon mécanique. Lui-même se sentait coupable de ne pas pouvoir accomplir ces gestes de façon mécanique. Chaque vie était une prison plus ou moins étroite. Sans un regard aimant, la vie apparaît vite pâle et déprimée ; de plus en plus exigüe et sans intérêt. Mais en même temps il recherchait cette réalité crue, cette réalité sans aucune convention qui lui semblait la seule vérité. Alors qu'elle n'était que l'homme réduit à l'état de bête ; c'est-à-dire l'homme sans aucune protection ; sans aucun maquillage qui puisse l'embellir. L'homme nu, sans oripeaux, sans les mensonges des codes et des conventions ; c'est là-dedans que Pierre voulait trouver une vérité ; et il s'y épuisait, y perdait toute son énergie d'enfant sauvage qu'il était fondamentalement, d'enfant qu'on a laissé dans un coin, et qui ne s'est jamais développé : il y avait en lui l'absence de pudeur d'un exhibitionniste. Or qui voulait voir ce genre de vérité ; qui voulait voir l'homme réduit à l'état de mendiant ? Qui n'écœure pas la vue brutale de la peau nue, de l'absence de paroles, du refus des conventions. Pourquoi refus des conventions ? Il y avait le monde soumis au cycle de la merde : le monde livré à la brutalité, sans unité et sans aucun style et de l'autre côté, le monde soumis aux codes et aux conventions d'un univers passé. C'est un regard aimant qui vous fera aimer les codes et les conventions, votre vie reposera dessus, et vous fera aimer la vie dans le partage avec autrui de votre expérience intérieure. Il y avait l'Université, et à l'intérieur des gens qui parlaient entre eux, ils semblaient jeunes, heureux ? Je ne sais pas. En tout cas beaucoup avaient la faculté de s'extérioriser. La Faculté était construite en pierres, dans la cour il y avait des pavés, le sol dans les étages était en bois. Il y avait des chaises en bois, des tables en bois. Des gens se parlaient, se souriaient, comprenaient ce monde, leurs gestes n'étaient pas mécaniques ; mais semblaient spontanés : ils ne savaient pas qu'ils brûlaient leurs dernières cartouches. Dans la rue les gestes étaient plus mécaniques ; on y sentait une économie de soi, une absence de richesse, qui faisait que chacun semblait s'économiser : la vérité de ces gens-là était triste, misérable et haineuse. Dans la Faculté on méprisait cet autre monde composé de 95% de la population. Il n'y avait aucune beauté dans cet autre monde, rien qui puisse permettre d'espérer encore un peu en la vie. Pierre était un vieux pour l'Université où des professeurs se nourrissaient de la jeunesse de leurs étudiants ; ce qui faisait que Pierre n'intéressait personne ; déjà tout petit il n'intéressait même pas sa mère. Ce que l'on demandait aux jeunes c'était au moins d'être jeunes. Cette vitalité de l'Université contrastait avec la morbidité de l'autre monde, avec la laideur de l'autre monde. En avait-il toujours été ainsi ? Il n'y avait plus assez de forces ; et cette avarice d'amour favorisait le rejet d'une masse de plus en plus croissante d'êtres humains dont on ne savait que faire. Quelquefois un enragé du style de Staline passait, et en exterminait quelques millions. Certains aimaient la vie, c'est ceux-là que les malheureux voulaient exterminer : or la sagesse aurait voulu que les malheureux s'exterminent eux-mêmes : plus rien ne pouvait et ne voulait les prendre en charge. La plupart des jeunes étaient embrigadés dans des groupes, plus ou moins de force ; on leur apprenait des formules et des chiffres ; c'est-à-dire à devenir de parfaits consommateurs. La plupart s'en sortaient, car il y avait une pureté de leur foi en la consommation, en la télévision etc... Ils étaient bien au monde ; ils étaient jeunes et extrêmement brutaux, car sans aucune culture : de belles plantes tropicales, voraces et dangereuses. Mais on les aimait car ils étaient jeunes et consommateurs. Il y avait une sélection : et les plus faibles n'étaient plus pris en charge. Peut-être que le type humain y gagnait en pureté : dans cette réalité cruelle les derniers rogatons de l'humanisme chrétien partaient en lambeaux. Seule une éthique cruelle et réaliste, celle de l'Université, permettait encore de lutter contre cette barbarie grimpante et galopante. Certains philosophes, comme Nietzsche, parce que faibles, accompagnaient la logique atroce de l'exclusion et de la dichotomie entre misère et richesse : c'était la sagesse du vingtième siècle. En réalité c'étaient seulement des types physiques qui désormais périssaient ou vivaient, selon leurs qualités physiologiques ou non : dans le monde des brutes. Et de l'autre côté une éthique cruelle et réaliste de type nietzschéen permettait de s'en sortir : là on condamnait la barbarie ; mais on ne pouvait rien faire pour les gens comme Pierre, engagés dans une logique de l'humiliation. L'éloignement avec la nature avait fait peu à peu méconnaître aux hommes la dure nécessité, la cruauté crue de la terre, des animaux. Ils avaient cru en un paradis qui pourrait sortir de leurs esprits. Les enfants des villes qui n'étaient pas embrigadés avec soins dans un ensemble de codes et de conventions, étaient soumis à des images trompeuses qui leur faisaient croire en l'existence d'un paradis ; plus personne n'avait assez de force pour s'occuper d'eux. Il va sans dire que Pierre en faisait partie ; comble de malchance, il n'avait pas le type physique qui aurait pu lui permettre à dix-huit ans, avec la prise de conscience de l'horreur et du viol, de détruire un homme pour mieux s'affirmer. Il n'y avait plus de "bamboulas" à exterminer, ils l'avaient tous été ; ni de Juifs car ils se défendaient trop bien ; alors on exterminait les types physiologiques les plus faibles ; on faisait retomber la faute sur eux ; la faute de ne pas avoir la force de développer une générosité assez grande pour pouvoir exploiter : on se sentait sans faute de tuer ces hommes, ils étaient blancs, bourgeois, chrétiens, médiocres, aucune idéologie ne les avait encore défendus. Ils étaient ce contre quoi toutes les idéologies avaient toujours lutté. On pouvait donc tuer un de ces êtres vils et méprisables, lorsqu'il était trop faible pour se défendre, lorsqu'il était impur dans sa croyance ; et en l'occurrence dans sa croyance de bourgeois, lorsqu'il était impur dans sa complexion physiologique. Les gens regardaient Pierre avec une moue de dégoût, comme une énigme incompréhensible. Seules quelques vieilles dames avaient encore un peu de pitié pour lui. C'était un être né pour être pris en pitié, dont on ne pouvait avoir que pitié et qui recherchait cette pitié, sans vraiment se l'avouer. Mais le lieu le plus intéressant était peut-être ce monde cruel et dur ; alors que Pierre était l'être inintéressant par excellence, la victime livrée à la boucherie, et qui n'avait même pas le privilège de compter des spectateurs pour assister à son sacrifice. Il aurait aimé comme tout criminel qu'on rétablisse la peine de mort ; car elle est sa fierté, le sens de sa vie. Dans leurs codes et leurs conventions, les hommes normaux et réglés faisaient preuve d'un égoïsme sans faille à l'égard des criminels, ils les privaient de leur orgueil : celui de mourir en sacrifice pour que d'autres puissent vivre sur leur dépouille. Supprimer la peine de mort était comme ignorer le criminel, qui ne désire que la mort, pour renvoyer la culpabilité sur son bourreau : la société ; et ainsi pouvoir mourir en paix. Pierre avait tué pour de bon un homme, mais ne l'avait jamais dit à personne. C'était un homme qu'il avait rencontré dans la rue, qu'il ne connaissait pas. Il l'avait suivi ; cet homme s'en était rendu compte ; il avait regardé Pierre d'un regard sombre. Une haine incompréhensible avait surgi. L'autre représentait tout ce qu'il semblait que Pierre avait toujours détesté sans réellement savoir pourquoi, et Pierre réciproquement semblait comme l'objet de la haine de l'autre. Alors ils s'étaient battus dans une ruelle sombre et l'autre était mort. Mais ce crime devait rester secret, il n'y avait rien d'autre à en dire ; sinon que Pierre n'en ressentait aucune culpabilité, au contraire cela lui avait fait du bien. Il ressentait une culpabilité mais c'était pour autre chose ; cette culpabilité, il était né avec. Et il voulait mourir pour qu'elle rejaillisse sur la communauté. C'était une culpabilité vaine et stérile ; mais elle était là, dans toute sa force. Une culpabilité qui avait rejaillit avec la souffrance et la douleur. Car victime, Pierre souffrait plus que tout autre, ce qui lui faisait penser à une culpabilité de sa part : il ne souhaitait qu'une seule chose, mourir pour évacuer cette souffrance intolérable. Pierre ressentait la culpabilité de souffrir atrocement, de ne pas être assez fort pour pouvoir tuer au quotidien sans se rendre compte, en digérant, ce crime, qui était passé dans les conventions : à travers notamment le cinéma et la musique. La violence était banalisée : mais dans son aspect de plus en plus primitif et sauvage, cette société permettait de se débarrasser de ses membres les plus pâles ; donc il y avait là une épuration subtile, sans doctrine explicite, qui aboutissait à la pureté du type : les gens qui survivaient dans ce chaos, qui osaient encore sortir dans la rue étaient des gens beaux, bien bâtis ; ou alors des gens intelligents, ou bien des avortons qui vivaient dans une autre époque. En fait plus personne n'exprimait le désir qu'autrui vive. Il fallait qu'un peuple eût payé du prix de sa vie la cruauté des autres ; pour puiser dans cet enfer, la justification de sa vie et son courage d'affirmer encore la vie. Plus aucun discours universel ne permettait à l'Homme de s'identifier encore à de l’humain ; les gens qui revendiquaient à ce titre étaient minoritaires. Comme je l'ai déjà dit leur discours ne s'adressait qu'à une petite minorité, il était trop compliqué et trop chargé de haine envers les non-initiés pour pouvoir prétendre à l'universalité. Ces "humains" de l'Université voyaient les autres comme des bêtes ; ils n'aspiraient qu'à une chose, être toujours mieux initié pour échapper à la bestialité : un long et lugubre moyen-âge se préparait. Le Génocide n'en avait été que le préambule. Le ton solennel et sacré ne servait plus qu'à protéger des morts ; il n'avait plus le pouvoir d'élever des vivants, des enfants ; ces derniers étaient remis aux soins du discours méchanique de la Machine : croyance en un paradis télévisuel. Ainsi Pierre n'existait-il que dans le rêve et l'artifice. Vu de l'Université son existence ressemblait à un préjugé. Il était la victime toute désignée de cet univers cruel et lucide. De l'autre côté c'était la boucherie mécanisée : les jeunes gens avaient été trompés, gâtés, et maintenant ils étaient livrés au cycle de la merde : à l'esclavage. Qu'en était-il des vieux ? Il faut bien avouer qu'ils étaient plus favorisés qu'à aucune autre époque, très riches et profitant dans le sud de la France du fruit de leur labeur d'une vie. Et pourtant ils étaient malheureux car haïs, et très craintifs, avec une certaine mauvaise conscience de n'avoir pas su faire se perpétuer leur type. Le Sexe était la nouvelle divinité, la panacée de tous vos problèmes. Pierre avait été élevé dans le culte du sexe. C'était un renégat : il n'avait pas de sexualité et ne consommait pas. Il échappait aussi à l'obligation du travail. Ce n'était pas vraiment volontairement ; mais surtout par impuissance d'avoir pu digérer le premier terme : sexualité. "Liberté-égalité-fraternité" serait remplacé par "Sexualité-consommation-travail". Pourtant Pierre avait un porte-clefs, c'était une bite avec des ailes, il pensait qu'il pourrait lui porter bonheur, c'était son fétiche, il ne s'en séparait jamais et dès qu'il parlait avec une jeune fille, il le serrait très fort dans sa main, et il invoquait la divinité Phallus. Mais le sexe ne venait jamais, Pierre n'avait pas assez la foi. Avant de s'endormir, il mettait son fétiche dans une petite boîte carrée en pierre. Donc Pierre était quand même contaminé par la nouvelle religion ; comme pour tout, il n'en recueillait que les miettes. Tout comme de l'attention de sa mère il n'avait jamais recueilli que des miettes, en croyant que c'était cela l'amour : mais sa pauvre mère n'était qu'une vieille pute usée, qui s'était vouée à répandre la nouvelle religion, sacrifiant son fils à cette cause supérieure. Pierre ne voyait pas les Hommes comme des êtres humains ; ainsi n'avait-il pas eu la culpabilité de son crime, sa seule culpabilité était celle de ne pas appartenir à la société ; mais dans cette société l'humiliation d'autrui n'était pas un péché : l'Homme de la culture ne pouvait plus s'y reconnaître ; un autre type humain prenait naissance. L'Homme de la culture lui livrait une lutte à mort et ainsi détruisait une partie de sa jeunesse. Dans ce combat entre la culture et la barbarie, c'était la jeunesse qui payait, ce qui contribuait à rendre le monde encore plus vieux. Mais les jeunes qui sortaient vainqueurs de ce combat, que ce soit du côté de la culture ou de la barbarie, étaient peut-être plus beaux qu'ils ne l'avaient jamais été ; ils étaient souillés du meurtre de nombreux de leurs camarades. Du point de vue chrétien cela aurait été inadmissible ; mais là c'était justifié ; ils étaient peu nombreux ; mais qu'ils étaient beaux ! Leur égoïsme fit cependant qu'ils devinrent eux aussi les esclaves de leurs parents, mieux organisés, plus solidaires : ils intégrèrent l'idéologie libérale-libertaire nocive de leurs parents et ne créèrent rien. Ainsi pouvait naître un long et lugubre moyen-âge, fruit de la décadence. Pierre aurait préféré qu'on l'extermine, qu'on le pende, n'importe quoi plutôt que cette extermination hypocrite des lents, des maladroits etc. Pourquoi était-il si lent, ce qui le rendait inexistant dans une discussion ? Etant inexistant il ne pouvait par conséquent séduire aucune fille etc. Être adroit. Il aurait fallu être poli, savoir respecter les professeurs. Et c'est de cet univers protégé que partait une critique du reste de l'humanité. Les gens de l'Université savaient se tenir. Les étudiants savaient marcher sur leurs camarades les moins adroits : c'était la règle du jeu. Une règle cruelle dans quelque milieu que l'on se trouve. Pierre avait toujours été la proie sur laquelle on peut se faire les dents. Il n'existait pas pour lui-même, il existait en réaction aux autres. La politesse, la correction, étaient des armes qui permettaient de se différencier et donc de tuer : fini l'époque du partage, avait-elle jamais existé ? En fait c'étaient les plus autonomes qui s'en sortaient, ceux qui n'ont pas besoin d'une base constamment pour se replacer, ceux qui sont souples malléables, peuvent s'adapter à tout genre de situation. Pierre ils l'avaient reconnu comme un laid, il aurait été prêt à mourir pour cette cause qu'il ne pouvait pas défendre, qu'au moins malgré sa laideur il puisse servir à défendre la beauté. C'était son destin : il fallait qu'il meure pour une cause belle. Mais comme ce discours paraissait ridicule aux normaux. Les minoritaires utilisaient les codes et les conventions ; la beauté même avait plutôt disparu, et le tragique qui l'accompagne également. Pierre se souvenait d'un étudiant qui avait dit : "la laideur conserve !". Et de fait pour se conserver peut-être le discours de la minorité pensante devenait-il de plus en plus laid. Il n'y avait plus aucun style. Le style ne venait plus que des milieux populaires : mais il ne servait qu'à mieux désigner l'aphasie régnante. La beauté venait des milieux immigrés : seuls eux inventaient encore. C'était un style dur, faible et déjà maîtrisé par le pouvoir, par l'intermédiaire d'une reconnaissance que ces rebelles refusaient. Il n'y avait plus aucun homme authentique. Comme en une époque qui semblait florissante, Diogène s'exclamait : "Où est l’homme ?". Notre époque semble civilisée ; remplie de culture, de livres et pourtant on peut s'exclamer : "Où est l’homme ?". Diogène l'exclu des conventions qui auraient pu lui servir à se conserver et à créer. Pourquoi les conventions et la politesse sont-elles si haïssables ? C'est lorsqu'on ne les a pas, car elles sont le socle de la vie ; sans elles on peut devenir un être d'exception ; mais le plus souvent un être radicalement médiocre, un "original", qui finit dans une mansarde isolée ; à moitié clochard. "68" cause de tous mes maux songea Pierre ! Ces jeunes devenus vieux qui ont rejeté leurs codes et leurs conventions pour se fondre en une masse homogène qui exprimait le désir et la révolte, et qui désormais retombent sur leurs pattes et leurs vieilles conventions : ils nous ont détruits ! Leurs enfants élevés sans codes, ils ont cru qu'ils deviendraient enfin des individus, exprimant chacun une idiosyncrasie. Petits on les a plongés dans un univers cruel sans protection. Toute protection étant assimilée à un code réactionnaire. On leur a appris à exprimer leur violence, à détruire sans scrupules leurs camarades les plus faibles : le résultat est atroce, pour Pierre en tout cas ! L'existentialisme est un humanisme ? Pas pour Pierre. "Né vieux !" diront les autres pour se dédouaner. Les quelques minoritaires qui ont réussi à se construire un discours rempli de désir sur la dépouille de leurs camarades, ils ne voient pas le réel qui va leur retomber dessus. Le réel comme une peste commence par contaminer les plus faibles, qui comme des rats vont transmettre la maladie aux plus forts. L'antidote c'est la laideur, c'est l'hystérie d'un Hitler, la schizophrénie d'un Céline, l'exclusivisme des Juifs qui rejettent la responsabilité du mal sur tous les autres : tel un îlot à la surface des flots, ils tentent de résister aux tempêtes. Il n'est pas interdit de penser que tout s'arrangera. La génération de Pierre seulement fut sacrifiée, peut-être que les autres feront se redresser la situation. Pierre aurait voulu une reconnaissance : qu'on l'achève, et que quelqu'un au moins partage sa culpabilité. Il n'y a plus de partage ; Pierre pensait qu'il était l'être égoïste par excellence. Il n'avait même pas ces habitudes de convivialité à partager avec autrui. Les parents avaient construit un monde violent et hypocrite où ils gardaient la prérogative. Le discours dominant était nominaliste et hypocrite du point de vue de la majorité. Mais n'était-ce pas toujours entre les mains d'une minorité que résidait le pouvoir ? Pierre est l'exclu, le non reconnu, celui sur lequel on peut faire ses besoins ; pourquoi aurait-il eu une culpabilité à tuer un autre être humain ? Il avait donc tué. Et il n'en ressentait aucune culpabilité : après tout ne l'avait-on pas tué à petit feu lui ? Ses beaux camarades qui maintenant répétaient comme des perroquets le discours des forts, ne l'avaient-ils pas tué à petit feu ? Pour préserver leur beauté les forts ne faisaient-ils pas leurs besoins sur le reste de l'humanité, ne déléguaient-ils pas les tâches les plus ingrates à d'obscurs inférieurs ? Il y a peut-être à un bout de la chaîne les exploités, et à un autre bout les forts. Entre les deux il y a la grande masse des médiocres, envers laquelle on ne se sent aucune solidarité. Il vaut mieux pour devenir un fort avoir commencé par être un exploité, plutôt que d'avoir appartenu à cette masse des médiocres à laquelle Pierre appartenait : c'est la masse des non-tragiques par excellence. Pourtant au fond de lui Pierre ressentait un désir tragique : mourir devant tous, exhiber sa mort et faire rejaillir la culpabilité sur d'autres, sur des intégrés, sur des inclus partageurs, lui l'exclu égoïste. Jamais Pierre n'avait cru en un discours tout revêtait une étrange impression d'irréalité incompréhensible pour ceux qui avaient été intégré dans le discours chrétien, juif, sartrien, etc. Du point de vue des intégrés Pierre n'avait qu'à s'intégrer. Or cela lui était impossible, car il avait alors le sentiment d'une trahison envers un être très vicieux qui était son père ou peut-être dieu. Il ne connaissait qu'une seule règle, une seule convention, où il fallait se taire, ne pas exprimer de désir, et s'enthousiasmer pour le désir d'un autre qu'il détestait. Un autre qui était calculateur, mesquin. Un autre qui était aussi un esclave, et qui en faisait payer le prix à un plus faible. Cet autre avait enfermé Pierre dans un placard pendant toute son enfance. Etait-ce son père, était-ce son oncle, ou sa mère ? Pierre ne s'en souvenait plus, il se souvenait seulement d'une présence maligne et malveillante qui s'opposait à tous ses mouvements, à tous ses actes. Ainsi Pierre craignait-il toujours la lumière et la présence d'un autre à ses côtés. Il n'avait jamais pu construire quelque chose dans la durée, car toujours intervenait cette présence maléfique qui détruisait ce qu'il avait construit, cet autre n'avait peut-être pas conscience qu'il détruisait, il imposait son modèle et refusait l'altérité. Le pire c'était que cette destruction de lui-même apparaissait à Pierre comme légitime. Il en avait presque besoin ; lorsque cette présence eut disparu, il se drogua et vola. Un jour il fut pris et on l'emmena en prison. Il était sur un toit avec un camarade, il y avait des chambres de bonnes à cambrioler. Ils pénétrèrent à deux dans une chambre et ne purent remonter, le propriétaire qui se trouvait à l'extérieur entendit du bruit à l'intérieur et appela les policiers. Pierre et son camarade étaient pris dans la souricière. Les choses étaient venus petit à petit ; au début Pierre lorsqu'il était petit n'aurait jamais pu imaginer son itinéraire. Il semblait issu d'un univers petit-bourgeois, tout ce qu'il y a de plus normal. Et pourtant il y avait déjà des failles. Il y avait cette présence qui l'empêchait de s'extérioriser à l'école et partout à l'extérieur. Il avait besoin de cette présence, Pierre l'assimilait au bien. Il aspirait à être comme les autres et n'était pas comme eux, n'avait pas leur faculté d'échanges. Il y avait eu du crime dans la famille de Pierre, une immense culpabilité qui se transmettait de générations en générations, ce crime conférait une certaine supériorité, un mystère, qui dispensait Pierre d'avoir à partager avec les autres. Mais Pierre aspirait tellement à jouer aussi, qu'il se présentait aux autres en situation de soumis. Il y eu une première contradiction entre la force qui émanait de cette présence maligne, et la situation de Pierre à l'école qui était celle d'un soumis. Aucun discours n'avait été assez fort pour le sortir de cet esclavage. Le discours scolaire était un discours de l'exclusion, on n'y apprenait pas à l'élève à se respecter en tant qu'être humain, on y apprenait l'orgueil et l'amour propre. On y apprenait la honte d'être d'une famille de maudits. On y apprenait à faire des courbettes aux heureux, à ceux qui ont tout eu et auront tout, à ceux qui s'expriment, qu'ils expriment la joie ou la douleur. Dans la famille de Pierre comme des Slaves (race d'esclaves pour les Nazis, "esclave" en anglais), on souffrait et personne n'était là pour admirer ou raconter cette douleur. Ces maudits ils n'ont jamais eu que le christianisme pour se trouver beaux. Et de l'autre côté de celui des forts, des Universitaires, on élabore des belles théories, on condamne le christianisme, on abolit la peine de mort : tout ce qui fait l'humanité et la gloire d'un misérable. »

[1] Nominalisme moderne, ou extrême : il n’existe rien en-dehors du langage. Les idées générales n'existent pas de façon absolue, ce ne sont que des sons, des noms, et des fictions en-dehors de cela. Cette thèse est plus ou moins sous-entendue et exprimée plus ou moins clairement par Lacan, par l'idéalisme linguistique, le relativisme épistémologique et le postmodernisme. Ses nombreux adversaires parlent à ce propos d’illusion transcendantale volontaire. Elle présente le danger, d'une part de nier toute réalité empirique (avec le risque de tomber dans le solipsisme), d'autre part de s'enfermer dans des jeux de langage à prétention philosophique, descriptive, prescriptive ou explicative (« volonté générale », « justice sociale » ...), manipulant sophismes, motvirus, anti-concepts, etc. comme s'il s'agissait de réalités. Paradoxalement, elle rejoint un certain "réalisme des idées" platonicien auquel le nominalisme s'opposait à l'origine.