samedi 14 janvier 2017

L'atomisation du monde


Tu sembles déplorer une anxiété constitutive de la nature humaine, mais exaltée et portée à incandescence dans la modernité sous le coup du progrès, et qui s'exprime notamment par le biais de l’inquiétude suscitée par la météo. Mais est-ce de ta part une façon de dire qu'avec l'idéologie du progrès les gens devraient faire preuve d'optimisme, car tout les y inciterait ? Tu te dis progressiste et tu en déplores les effets sur l'"âme" de nos concitoyens, mais faut-il lire entre les lignes que seul toi et quelques autres ont bien saisi le sens du progrès hérité des lumières, et que les autres préfèrent rester dans les ténèbres ? C'est que j'appelle de ta part "la stratégie du coup de pied au cul", si répandue au sein de l'Education Nationale, une des dernières institutions à croire encore théoriquement et ouvertement aux vertus du progrès. C'est effectivement une institution progressiste, tout comme la plupart des médias audiovisuels et des journaux, quand la plupart des gens se contentent d'acter un état de fait sans porter de jugement, ils suivent le mouvement c'est tout. Il faut bien reconnaître que pour une infime minorité "ça marche !" Mais refoulez l'angoisse sous pression par un bout, et elle en ressortira par une autre voie : la météo !
L'"âme" de nos concitoyens sous l'effet de plus de quatre cents ans de métaphysique occidentale, et de culte de l'individualité au détriment d'une logique collective ou socialiste ou encore intersubjective, nous a mené là où nous en sommes aujourd'hui, au point qu'un contemporain comme toi peut en évaluer l'évolution inquiétante au cours même de sa brève vie.
De mon vivant aussi j'ai constaté dans ma région des mutations anthropologiques, toujours vers le pire : des communautés soudées proches de l'idée socialiste au fond, ont disparu sous mes yeux en Bretagne sous les coups des progrès exponentiels.
Je ne constate aucune réussite anthropologique satisfaisante sous l'influence du progrès, mais seulement des réalisations technologiques remarquables que je dois bien reconnaître, des réussites individuelles égoïstes ou narcissiques sans aucune retombées sur le reste de la communauté, et surtout l'enrichissement outrancier des grands prédateurs capitalistes. Ces derniers servent désormais de modèle anthropologique de réussite au commun des mortels, qui rêve de leur ressembler, sans nullement faire preuve d'une quelconque volonté de révolte, ou bien songer à une éventuelle redistribution des richesses à l'ensemble de la communauté, pour la plupart.
Cela indique que c'est la métaphysique occidentale du progrès, née disons pour simplifier avec Descartes, qui déploie aujourd'hui toutes ses potentialités inquiétantes de manière exponentielle. Mais les prémisses d'une telle métaphysique, fondée sur l'idée d'un pur individu théorique coupé de toute relation intersubjective, étaient vouées à nous mener au résultat que nous constatons aujourd'hui, en raison même de cette coupure : pas seulement un "sentiment" d'insécurité, mais une insécurité réelle fruit de tous nos dérèglements interrelationnels.
Non, les dérèglements climatiques, l'augmentation du chômage et de la précarité salariale, et même de la délinquance ne sont pas des fantasmes. Non, la réelle dégradation de la qualité de vie, des années soixante pleines d'optimisme à maintenant n'est pas un fantasme. Oui, les rapports humains sont devenus globalement détestables, faits de défiance réciproque et de méchanceté sous-jacente insupportable.
La météo est la bonne excuse pour extérioriser toutes ces angoisses refoulées, mais qui ont en réalité pour objet d'autres causes que la plupart des gens n'arrivent pas à se formuler, ou n'en font pas l'effort ou ne le veulent pas, ou bien qu'ils se formulent ainsi : "il y a quelque chose qui ne tourne pas rond !"
Le progrès accomplit désormais des mutations anthropologiques à vue d’œil, à l'échelle d'une vie humaine ; bientôt ce sera à l'échelle de fragments de vie qui n'auront plus aucune cohérence les uns avec les autres. L'humanité aura sombré alors dans un genre de folie directement issue de l'organisation libérale du marché du travail, qui conditionne les rapports entre les nations, mais également les rapports entre les hommes. Le "doux commerce" tant vanté par les théoriciens libéraux des origines, pour garantir la paix entre les nations et entre les hommes, aura fini de ruiner la Terre entière. Pour les excuser, on dira que cela partait d'un bon sentiment au fond !
Et lorsqu'il n'y aura plus aucun sens à cette logique mise en branle en Occident, et qui a désormais contaminé la Terre entière sous le "doux" euphémisme de mondialisation, alors qu'il s'agit d'une maladie comparable à la peste du Moyen âge, peut-être y aura-t-il une remise en question ou alors le néant pour l'espèce humaine.
Pour que la vie fasse sens il faut au moins le regard de l'Autre. L'idée d'une pure individualité dénuée de toute intersubjectivité, qui est à la base de toute la métaphysique occidentale et que l'on nomme aussi la subjectivité, nous mène à l'aporie que tu déplores aujourd'hui ; l’anxiété, et qui semble ne faire que s'amplifier avec le temps qui passe.
La tâche que tout philosophe digne de ce nom devrait s'assigner, et que tu devrais t'assigner, serait de refonder la métaphysique sur des bases plus saines et intersubjectives. Ou du moins, si il en est incapable conceptuellement, de dénoncer jour après jour les effets délétères du progrès quand il se fait par le biais de l'individualisme. Tout espoir n'est pas perdu, le progrès est possible si il se désolidarise de ses racines métaphysiques occidentales, qui agissent sur lui comme un programme sur lequel la bonne volonté, l'intelligence ou la prise de conscience des hommes n'a pas de prise. Politiquement il faudrait songer à un progressisme d'inspiration socialiste, ce que ne fait plus la gauche progressiste d'aujourd'hui.
La métaphysique occidentale et le progrès qui en découle, ont eu l'effet d'une bombe atomique sur ma communauté d'origine, ma famille, mes relations, ils nous ont atomisés. 
Bientôt les textes, puis les phrases, puis les mots, puis les lettres seront atomisés à leur tour et ne feront plus sens. La culture disparaîtra sous les ricanements sordides de nos élites pipolisées et progressistes. Alors la métaphysique occidentale aura accompli son œuvre définitive : sa propre autodestruction, en plus de détruire le monde.


1 commentaire:

  1. L'intellectuel Patrick Buisson dit et écrit une chose qui me paraît fondamentale :

    - "On a réussi à faire tomber cette illusion du progrès". Notre confort sans précédent et en si peu de temps nous ont permis des facilités, c'est incontestable et je ne condamne pas les progrès techniques et toutes les recherches qui continuent. Mais l'illusion était que le progrès allait nous rendre plus heureux ! C'est tombé et il n'y a pas besoin de sortir de polytechnique pour comprendre que l'on n'est pas plus heureux aujourd'hui qu'il y a 500 ou 800 ans.

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